Extraits de « Fausses impressions » Anita Baños-Dudouit - Edition du bout de la rue
Paris 13ème, septembre1974
La douche est fermée !
Face à l’air arrogant du patient qui se présente dans une tenue indécente ; en short, dépoitraillé, le drap de bain jeté négligemment sur l'épaule ; ne dissimulant rien de son corps viril à la peau halée, l’infirmière ravale sa remarque.
Après avoir verrouillé la porte de l’infirmerie, elle le précède dans le couloir jusqu’à la salle de bain. Appuyant sur le commutateur, la lumière agressive du néon éclaire la pièce d’une teinte blafarde. Elle referme la fenêtre, se retourne et se retrouve nez à nez avec l’homme. Tétanisée, elle fixe, incrédule, le bandeau de cuir noir qui lui masque un œil tandis qu’il l’accule contre le carrelage froid du mur. Un frisson la transperce comme une lame acérée. Elle cligne des yeux pour chasser la vision terrifiante qui s’impose soudain. Encore un cauchemar ! Empoignée violemment par le col, les premiers boutons yoyo s’éjectent des boutonnières, entrebâillant sa blouse sous laquelle elle ne porte que ses sous-vêtements. La main de l’homme effleure sa gorge, remonte vers son cou et s’y crispe. Elle panique.
« Regarde-moi, petite salope, et crie mon nom !
– Yann Arman ! Non ! »
Elle hurle d’effroi. Il serre. La lumière asthmatique du néon scande son angoisse. Sa bouche proche exhale une haleine tiède, tabagique. L’odeur de sa sueur l’écœure. Il halète, intensifie son étreinte. Elle hoquète, l’air lui manque. Ses jambes cotonneuses ploient.
« Calme-toi ma chérie ! »
Réveillée en sursaut, oppressée, le corps moite et tremblant, le cœur affolé, Sarah se débattit avec l’oreiller sous lequel elle était enfouie et se redressa paniquée. Les bras de Daniel l’enserraient.
« Encore l’un de tes cauchemars ! »
Le regard et l’esprit de la jeune femme se stabilisèrent sur la poitrine de l’homme brun, dénudé, qui partageait son lit. Le retour de sa lucidité raviva la constatation de l’emprise psychique qu’exerçait toujours sur elle son ancien patient. Combien d’années encore pour en expurger cette réminiscence ? Lorsque les barrages de sa conscience faiblissaient, le subconscient surfait allègrement sur les vagues du traumatisme passé.
« Il est revenu !
– Yann ? »
Elle haussa les épaules à la réplique saugrenue de Daniel. La gamme d’expressions sur son visage et le froncement de sourcils de son regard sombre traduisaient une incrédulité inquiète.
« Non, pas lui ! Rassure-toi, je ne délire pas. Il est revenu ce sentiment d’être un animal traqué depuis l’admission récente dans l’unité d’un psychotique de trente et un an pour un accès de violence envers sa sœur. »
Aujourd’hui, elle craignait la répétition de l’épreuve endurée l’an passé dans son ancien service de psychiatrie. Malgré le calme, le mutisme, le détachement apparent du patient, l’intérêt dont elle était l’objet la mettait mal à l’aise. Elle frissonnait dès qu’elle croisait son regard. Une sensation d’alerte trop bien connue qui lui remémorait comment, à ses dépens, elle s’était retrouvée entraînée dans une partie d’échecs à dimension humaine, harcelée psychiquement par le sociopathe Yann Arman. Les propos de celui-ci restaient gravés dans son esprit : Ton calvaire émotionnel m’a procuré une jouissance comparable à une masturbation. J’ai besoin que quelqu’un perpétue mon souvenir.. Un an après la marque semblait indélébile.
« Je n’aurais pas dû retourner au Service 14 après mon arrêt maladie. Je devrais changer de service, voire de métier. J’en ai marre de devoir supporter les travers pervers des psychotiques, psychopathes, sociopathes ! Qu’est-ce que j’ai qui me prédispose à susciter leur intérêt ?
– La question serait plutôt : qu’est-ce qui les attire ?
– Et que répondrais-tu ?
– Que tu es une soignante jeune, dynamique, empathique, dotée d’un soupçon de naïveté et de fraîcheur qui suscite la confiance. Tu les considères autrement que comme des malades, des êtres amenuisés. Tu les vois, les écoutes, les respectes et les séduis comme tu m’as séduit, chère Sarah. »
Le regard tendre, il caressa du doigt sa bouche maussade.
« Oui, je cumule tous les atouts d’une proie facile pour des manipulateurs, des pervers dont le but d’une relation est de dominer l’autre. Je suis inapte à ce boulot !
– Ne te sous-estimes pas, tu as progressé. »
Cette phrase autrefois prononcée par son persécuteur la fit sursauter. Quand cesserait-elle de relever ces similitudes ? Te débarrasser de moi : impossible, lui avait-il prédit. Daniel lui prodiguait ses encouragements sans s’être rendu compte de son inattention. Un phénomène de plus en plus fréquent. Elle recentra son écoute sur ses paroles.
« L’épreuve Yann a été formatrice, poursuivait-il. Désormais, d’instinct, tu détectes les manipulateurs et tu ne te laisseras plus fasciner par eux. Si tu gardes la distance thérapeutique indispensable, que tu évites les pièges de la psychanalyse à laquelle tu n’es pas formée, tu gèreras ces relations sans t’enferrer dans les situations du transfert. Quant à changer d’affectation, tu restes la seule juge. N’aurais-tu pas oublié de me parler de ton récent problème relationnel ? Tu as trop tendance à la réserve. Dans notre métier, il est indispensable d’évacuer les tensions. Je ne te jugerai pas, je veux juste t’aider.
– Tiens, j’ai déjà entendu ça. C’est grave Docteur ! »
La réplique acerbe de Sarah fusa. Se sentir assimilée à l’une de ses patientes touchait un point sensible.
« Ne sois pas aussi susceptible ! Je réagis en psychiatre, soit. Déformation professionnelle oblige ; j’espère cependant ne pas entretenir avec toi une relation contraire à l’éthique. Il sourit et ponctua un baiser sur ses lèvres boudeuses. Tu ne peux ignorer les bienfaits de la parole et les ravages du non-dit. Bon, je prépare le café et tu me racontes tout. »
Tandis qu’il se coulait hors du lit avec un mouvement félin, enfilait un bermuda et un tee-shirt, la pensée de Sarah dévia vers Grisette. Sa chatte et lui ne s’appréciaient guère. Pour preuve, l’incident de la découverte par l’animal du bandeau de cuir noir dont Yann se masquait l’œil. Daniel le conservait-il comme un trophée ? Pour toute réponse, elle n’avait obtenu qu’un haussement d'épaules agacé. L’irritation et la manière brusque dont il l’avait arraché des griffes de l’animal avant de lui décocher un coup de pied rageur provoquèrent leur premier désaccord. Elle ne revit ni le bandeau ni Grisette.
« Je regrette le temps où la mixité en psychiatrie n’existait pas ! » déclara-t-elle excessive. Cela aurait été salutaire pour tout le monde ! Je n’aurais pas croisé les chemins tortueux des familles Gallois et Kléber ni déterré leurs terribles secrets. Nos vies n’en auraient pas été bouleversées. Personne ne s’en sort indemne, regretta-t-elle en son for intérieur.
Quittant le lit, elle tressa ses cheveux bruns et passa le déshabillé en soie bleue dont la teinte s’harmonisait à celle de ses yeux. Daniel le lui avait choisi initialement blanc bordé de dentelle noire, couleur préférée du joueur d’échecs qu’il était, une passion partagée avec Yann. Elle le lui fit échanger car depuis l’éprouvante partie engagée avec ce dernier, elle avait développé une névrose phobique à l’association de ces deux couleurs.
« Ah, non, Sarah ! Pas de prise de tête dès le réveil. Installe-toi et raconte-moi tout. » répliqua Daniel de la cuisine.
Une agréable odeur de café, le déclic du grille-pain prometteur de tartines grillées, la rasséréna. Le ventre vide gâtait son humeur.
« Oui, Docteur, la parole libère ! murmura-t-elle pour elle-même chaussant ses mules. Quelle ingrate ! »
Elle ne pouvait que lui être reconnaissante pour sa patience dont elle devinait néanmoins les limites. Dans son métier, ne subissait-il pas suffisamment de perturbations ? Alors, s’il devait encore les endurer dans le privé et retrouver du travail à la maison… C’est pour cela, entre autres, qu’elle s’évertuait à atténuer l’épanchement de ses maux psychiques, sachant qu’elle en freinait aussi leur mise à distance. Impossible de se décharger sur autrui, de trouver l’oreille indulgente et patiente du confident. Pour l’heure, le monde des songes restait la soupape libératrice qui évitait à son esprit de basculer dans la morbidité. Ses vingt-cinq ans lui pesaient parfois.
Depuis que Daniel Kléber partageait l’appartement de Sarah Béranger, il avait adopté le port de la moustache. Un subterfuge illusoire pour occulter sa ressemblance avec Yann mais qui n’empêchait pas celui-ci de s’immiscer dans leur couple jusqu’à en perturber les moments les plus intimes. Fantasmes dérangeants et paralysants qui la dévoraient de l’intérieur.
La résistance du trentenaire faiblissait. Il succombait progressivement au découragement, basculait vers l’intolérance, et constatait l’inexorable déliquescence de leur relation amoureuse. Daniel était las de se battre contre l’entité omniprésente qui s’appropriait le subconscient de sa compagne et déplorait que leur union l’entretienne. Cette gageure, il allait la perdre, peu dupe du dénouement de leur séparation provisoire. Ce stage de secouriste en montagne était un leurre auquel ils feignaient de croire. Yann pouvait être déclaré vainqueur posthume de la partie d’échecs qu’il avait instrumentalisé méthodiquement. Sa disparition était un coup imparable, imbattable. Bien joué frérot !
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